Siria, “Nostalgia” del carcere

Quello che accade ai detenuti politici una volta fuori dal carcere è oggetto d’analisi dell’intellettuale siriano Yassin al Haj Saleh, che ha sperimentato direttamente le prigioni del regime di Asad per motivi politici.

In questa terza parte che vi proponiamo del suo lungo articolo, analizza il modo in cui un ex detenuto prova a reintegrarsi nella società e a riabilitare la propria immagine personale e sociale.

Esamina i vari aspetti del suo smarrimento una volta fuori dall’ambiente in qualche modo protettivo della cella: nel suo rapporto con la sfera pubblica e con quella privata, del lavoro, degli affetti, della sessualità, ma anche dell’immagine che ha di se stesso.

Forse – conclude Yassin al Haj Saleh – la separazione con l’universo carcerario non è veramente possibile, fino a quando i prigionieri non riescono a ottenere quella libertà e quei diritti materiali e morali che li aiutino a voltare pagina.

(di Yassin al Haj Saleh*). Le rapport à l’action publique - J’ai déjà signalé que l’opportunité pour les prisonniers appartenant à la gauche communiste et à une organisation non islamiste de renouer avec l’action politique et culturelle était plus grande que pour les islamistes. Cependant, ce tableau doit être nuancé.

La proportion des communistes ayant montré un certain intérêt envers la chose publique était très faible parmi les prisonniers relaxés fin 1991. Nous ne pouvons pas fournir de données précises et dignes de foi à ce sujet, car les organisations concernées continuent à travailler de manière illégale. J’ai en ma possession une liste incomplète et sûrement erronée de 217 noms de prisonniers affiliés au Parti communiste – Bureau Politique (le Parti populaire démocratique aujourd’hui). Quelques-uns ont tenu à rompre totalement avec leur passé militant ; par exemple, je n’ai plus entendu parler de certains camarades de prison relaxés quelques années avant moi. Il est vrai que les organisations politiques concernées étaient usées, sinon en faillite, dès le début des années 1990.

On rapporte des histoires sur des personnes qui, ayant croisé un ancien camarade de prison, prenaient sciemment un chemin opposé, transformant ainsi leur peur des autorités en hostilité vis-à-vis de tout ce qui pouvait leur rappeler l’univers carcéral.

Par ailleurs, ceux qui ont milité au départ de façon restreinte et clandestine au sein d’un parti se sont plus ouvertement intégrés dans l’action publique à partir du début 1998. Des individus qui s’étaient abstenus, à la même époque, de toute action politique, ont renoué avec celle-ci, notamment après 2000. De même, certains de ceux qui avaient volontairement rompu avec leurs partis se sont finalement ralliés à eux et à leurs camarades qui militaient ouvertement. Cependant, de nombreux prisonniers de gauche, sans doute un peu plus d’un millier d’hommes et quelques dizaines de femmes, ont choisi une autre forme de militantisme, passant de l’action politique à l’action culturelle, du parti politique à une organisation de défense des droits de l’homme. Les uns n’ont pas changé, d’autres ont changé intellectuellement et politiquement, une minorité s’est violemment retournée contre son parti.

Concernant les islamistes, nous avons déjà indiqué à quel point ils étaient réduits à l’impuissance et empêchés de militer dans l’espace public. En effet, presque aucun ancien prisonnier islamiste n’a participé à la dynamique du « printemps de Damas » qui a permis d’arracher une plus grande marge de liberté d’expression et de rassemblement de forces indépendantes jusqu’à son arrêt final donné par l’interdiction du forum Jamal Atassi en mai 2005. Les anciens prisonniers politiques ont largement participé à ces forums exclusivement laïques. On peut sans doute expliquer l’éloignement des islamistes de ce type de militantisme par leur refus de participer à des activités dominées par des laïques. Sans doute, certains d’entre eux refusent l’idée d’un espace public ouvert à des personnes de diverses obédiences qui seraient traitées sur un pied d’égalité. Il est difficile d’estimer le nombre d’anciens prisonniers islamistes qui pourraient participer en toute sécurité à une action publique, ou de ceux qui accepteraient d’y participer avec des laïques, ou de ceux qui y seraient hostiles.

Quant au parti Baath affilié à celui de l’Irak, il a été dissous pour de multiples raisons. Pour une raison sécuritaire d’abord : il a été la deuxième organisation syrienne la plus maltraitée après celle des islamistes. Ensuite pour une raison idéologique due au recul du nationalisme arabe qui cimentait le parti et à son incapacité désormais à mobiliser les foules. Enfin, en conséquence de la chute du régime irakien qui soutenait la branche syrienne, laquelle était toujours enlisée dans le jeu des relations hostiles entretenues par les deux régimes ba‘thistes.

Le rapport à la famille - Libéré en 1998 après 15 ans de prison, S.A. a eu beaucoup de mal à s’entendre avec sa fille qui venait d’avoir quinze ans. Sa mère était enceinte lorsque le père fut jeté en prison ; elle a elle-même été incarcérée pour une courte période, avec son époux, en 1983. La mère faisait l’objet des frictions perpétuelles opposant le mari qui venait de sortir de prison à l’âge de 45 ans et la jeune adolescente.

F.M., incarcéré pendant 10 ans, a vécu une situation inverse. Il a été libéré en 2000 et avait entendu parler des difficultés rencontrées par ses camarades avec leurs enfants. Il a donc délibérément refusé de s’immiscer dans les affaires de son fils âgé de 17 ans. Deux ans plus tard, ce dernier, plutôt renfermé, a commencé à se plaindre que son père ne se soit jamais intéressé à lui ni à ce qu’il pensait. Sa fille, âgée de 13 ans, se rétractait quand son père posait la main sur ses épaules. Elle garda cette attitude très réservée durant plusieurs mois.

Toutefois, les expériences de S.A. et F.M. ne sont rien comparées à celles, plus douloureuses encore, vécues par d’autres camarades. Ainsi, après 8 années passées en prison, M.D. a échoué à reconstruire sa relation avec sa fille de 12 ans. Celle-ci se plaignait de l’attitude de son père qui la traitait comme une enfant de 4 ans, l’âge qu’elle avait précisément au moment où il l’avait quittée. Il lui reprochait souvent, ainsi qu’aux enfants de sa génération, ses goûts et ses comportements : « Il discutait avec moi en adulte, mais me traitait comme une gamine », résumait l’adolescente. Et parce qu’elle pensait vraiment qu’il souhaitait qu’elle ait la même vie que lui, elle lui répondait très franchement qu’elle espérait qu’il retourne en prison.

À l’âge de 16 ans, elle était tellement désespérée qu’elle décida d’avaler des somnifères dans l’intention de se suicider mais, au lieu de cela, elle dormit pendant 20 heures. Elle décida alors de continuer à avaler des cachets pour vivre dans cet état de léthargie, ne pas sentir le temps passer et ne pas voir son père. Elle prenait plaisir à le voir courir chez les médecins et lui faire faire des examens médicaux prohibitifs pour sonder les raisons de son sommeil permanent : « J’étais, dit-elle, très heureuse qu’on s’occupe de moi et me soumette à tous les scanners et autres IRM ». Deux longs mois se sont écoulés avant qu’on diagnostique les véritables causes de la maladie. Pendant ce temps, la jeune fille commença à ressentir un lien spirituel avec son père, elle s’aperçut qu’elle l’aimait beaucoup sans pouvoir toutefois s’empêcher de le détester parfois.

« J’ai enfin compris, dit-elle, que l’amour paternel ne pouvait naître et se consolider qu’avec la coexistence, le partage, et non spontanément. Dans ma mémoire antérieure, mon père n’existait pas. Un jour, il s’est brusquement manifesté, il était mon père, voilà tout ».

Le récit de cette jeune fille, aujourd’hui âgée de 23 ans, permet d’éclairer certains aspects de l’image du père aux yeux des enfants qui ont grandi en son absence et se sont accoutumés à cet état de fait.

Certains époux n’ont pu reprendre leur vie conjugale car ils se sont heurtés à un double écueil : d’une part, la lassitude de l’épouse contrainte à nourrir sa famille pendant le temps de l’incarcération et, d’autre part, la lassitude du mari qui a passé de longues années en prison. Des heurts inévitables en ont découlé ; leur vie est devenue pénible ou s’est terminée par un divorce. Pendant le temps d’incarcération, l’épouse a pris de l’âge, sa beauté s’est flétrie et elle ressent le besoin d’être épaulée dans sa vie, alors que le mari, après son retour dans le foyer, a besoin d’amour, d’attentions et de travail. Des conditions difficiles à réunir. La femme qui a beaucoup souffert devient quelqu’un de très dur, interdisant au mari de s’immiscer dans la gestion des affaires familiales, y compris l’éducation des enfants. Ces derniers peuvent aussi refuser cet intrus et ne pas se sentir tenus de lui obéir et a fortiori de le laisser imposer sa loi à la maison !

Dans son roman intitulé Comme il convient à un fleuve, l’écrivaine Manhal al-Sarraj, originaire de la ville de Hama, témoigne des massacres de février 1982 et illustre la relation difficile qui s’instaure entre Fatma et son frère Ahmed, qui « pissait encore dans sa culotte » lorsqu’il fut incarcéré durant dix ans à la terrible prison de Palmyre, et qui, à sa sortie, tente d’imposer ses choix et ses décisions à la famille. Mais il est vrai aussi que bien des frères ne revinrent jamais.

Les couples incarcérés ensemble ne sont pas libérés en même temps car les femmes passent en général moins de temps en prison et sortent avant leurs maris. F.KH., qui a passé 4 ans en prison, a été sur le point de divorcer de son époux, incarcéré durant 8 ans. Ce dernier n’a pas réussi à trouver un travail décent. Mais le plus grave fut que F.KH., âgée de 33 ans au moment de sa libération, et son époux, âgé lui-même de 39 ans, ont eu du mal à renouer et à reprendre le dialogue. Aujourd’hui, dix ans se sont écoulés et leurs rapports sont à nouveau excellents, mais F.KH. regrette de n’avoir pas eu d’enfants même si son époux fait de son mieux pour la consoler (beaucoup d’anciens prisonniers n’ont pas eu d’enfants en raison d’une dilatation des veines du cordon spermatique, figurant parmi les principales causes de stérilité chez les mâles). Les choses ont été plus faciles pour B., architecte de son état, qui a retrouvé un travail lui assurant un revenu relativement correct et sa femme, B., qui aime les enfants et a pu travailler comme institutrice privée, après avoir longtemps cherché du travail. Ses élèves sont des enfants palestiniens âgés de six ans.

Le rapport avec l’autre sexe - Beaucoup de prisonniers se marient après leur libération pour des motifs affectifs et sexuels pressants. Il est rare qu’ils sachent distinguer entre les femmes qu’ils trouvent toutes affectueuses, belles et avenantes dans un premier temps, voire des mères douces pour l’enfant qui va naître bientôt de cet utérus cruel qu’est la prison. Le plus souvent, les mariages contractés rapidement échouent. Certains ex-prisonniers ont tendance à exploiter la sympathie et la reconnaissance partagées à leur égard pour avoir de nombreuses liaisons sexuelles qui traduisent une soif tourmentée d’amour et de sécurité.

Les anciennes prisonnières souffrent davantage : en effet, les hommes désirent avoir une femme émancipée pour compagne, amie ou partenaire sexuelle, mais rares sont ceux qui la veulent comme épouse. Par ailleurs, et du fait que les femmes sont l’élément le plus faible, elles subissent la plus grande part du fardeau. Certaines ne trouvent plus l’occasion de se marier et, dans le cas contraire, le prix à payer est la soumission totale aux us et coutumes de la société locale. Les anciennes prisonnières islamistes qui étaient célibataires à leur entrée en prison ont quant à elles plus de chances de trouver un époux à leur sortie. Les Syriens sont en général plutôt conservateurs et choisissent des épouses qui leur ressemblent. La morale religieuse prédomine dans les rapports conjugaux, sans distinction entre les communautés ou entre les laïques et les religieux.

La femme célibataire dont l’amant a été incarcéré durant de longues années est sans aucun doute celle qui souffre le plus. C’est le cas par exemple de H. qui a attendu son bien-aimé pendant onze ans au cours desquels elle lui rendait visite régulièrement. Mais dès sa libération, elle lui annonce qu’elle a décidé d’entrer au couvent.

Parmi les prisonniers récemment libérés et ayant vécu de longues années en prison, la perte d’un père ou d’une mère aggrave les difficultés. J’ai perdu ma mère dix ans après mon incarcération. Mon père s’est remarié aussitôt après et il est allé vivre seul avec sa nouvelle épouse. Mes deux frères aînés et ma sœur unique ont fait de même. Mes plus jeunes frères avaient 24 ans lors de ma libération et je me suis retrouvé ainsi, trois semaines après celle-ci, presque seul dans une maison sans femme, autrefois pleine de vie. C’est sans doute pourquoi j’ai ressenti une telle soif pour l’affection d’une femme, sans savoir toutefois comment la trouver ni comment la conserver.

Le travail et la subsistance - Subsister reste le problème le plus préoccupant pour les ex-prisonniers. Généralement, les pouvoirs publics n’interdisent pas aux étudiants de reprendre leurs études. Il était courant de voir des hommes de trente ou quarante ans sur les bancs de l’université d’Alep. Lorsque j’y ai repris mes études, entre 1997 et 2000, j’avais seize ans de plus que mes camarades et pour la seule année 1997-98, il y avait dans ma classe cinq de mes camarades qui avaient passé entre 6 et 12 années en prison. Un ancien prisonnier devait compter sur les subsides de ses parents ou devait travailler tout en étudiant.

L’attitude des autorités avec les ex-prisonniers autrefois fonctionnaires n’obéit pas à une règle précise. Certains ont été réintégrés dans la fonction publique et ont recouvré leurs indemnités, d’autres ont été empêchés de trouver un emploi dans l’administration ou l’appareil productif de l’État et, a fortiori, dans l’enseignement entièrement monopolisé par le parti Ba‘th depuis le milieu des années 1970.

Selon M.B., à peine 20 % des prisonniers islamistes ont pu retrouver du travail grâce à l’aide de leurs parents. Les autres ont dû recommencer à zéro et la moitié d’entre eux ont occupé des postes administratifs dans le secteur privé : directeur d’une salle de ventes, contrôleur des horaires des employés, etc. N.D., incarcéré à l’âge de 16 ans car soupçonné d’appartenir à l’Organisation des Frères musulmans, a passé 12 ans entre les prisons de Palmyre et de Sednayha. Selon lui, ceux qui n’ont pas eu la chance d’être épaulés par leurs familles éprouvent un profond malaise. Certains démarrent par un petit projet, comme un atelier de couture ou un petit commerce, mais nombre d’entre eux sont facilement « avalés » par les grands commerçants.

La solidarité de la famille élargie joue un rôle important et se traduit soit par l’octroi de fortes sommes d’argent, soit par l’assurance d’un emploi. Elle est une aide précieuse apportée à la famille nucléaire et remplace l’aide de l’État et de la société dans son ensemble. La plupart de ceux qui, hors de la sphère familiale, manifestent de la sympathie ne peuvent cependant pas l’exprimer par une aide concrète car les formes de liens construits ou volontaires sont très restreintes, alors que les liens familiaux élargis et les liens claniques sont plus libres, voire illimités. Le régime du Ba‘th s’est acharné à dépouiller la société syrienne de son caractère civil, laïque et pluraliste.

La plupart de ceux qui ont pu se rendre en Europe avant 2000 sont restés là où ils ont pu demander l’asile politique. Après 2000, les conditions d’octroi de l’asile politique sont devenues plus strictes et certains ont dû résider pendant des années dans des camps spéciaux avant de l’obtenir. Nul doute qu’au motif sécuritaire est venu s’ajouter celui d’en finir avec des conditions de vie très pénibles en Syrie. Cependant, leur vie n’a pas toujours été meilleure en Europe, d’autant qu’ils sont venus s’ajouter à d’autres Syriens qui n’avaient pas été particulièrement exposés à la répression politique dans leur pays mais qui étaient seulement des réfugiés économiques. Nous n’avons pas de données fiables sur le nombre de réfugiés politiques syriens en Europe relevant de la catégorie des ex-prisonniers. On estime leur nombre à une centaine, peut-être un peu plus.

Certains prisonniers vivent de ce qu’ils ont pu apprendre en prison : la traduction, notamment à partir de la langue anglaise, l’écriture littéraire, journalistique, les essais et, plus rarement, le militantisme politique à l’intérieur des partis dont l’activité est semi clandestine. Notons que parmi les traducteurs les plus connus de Syrie, on compte un certain nombre d’ex-prisonniers, dont le plus productif est Tha’er Dib, incarcéré pendant plus de quatre ans. Il travaille aujourd’hui au ministère de la Culture après avoir renoncé à pratiquer la médecine qu’il avait étudiée à l’université. Quant aux prisonnières, elles rencontrent davantage de difficultés pour trouver du travail. Hassiba Abdelrahman, romancière et militante qui a passé six ans en prison, confie que pendant longtemps personne n’acceptait de l’engager, de peur de susciter la colère des services de sécurité. Elle a usé d’un nom d’emprunt pour signer ses textes jusqu’à la fin des années 1990, au moment où elle publie son premier roman. Ce cas n’est pas isolé, il s’applique à d’autres prisonnières et s’aggrave avec le temps.

Le rapport de l’ex-prisonnier à son image - Jusqu’à la fin des années 1970, l’image du prisonnier politique en Syrie était entourée de crainte, d’étrangeté et de mythe. Par la suite, elle devient banale, vu le nombre important d’ex-prisonniers sortis « brisés » de leur expérience. Pourtant, le prisonnier politique qui reprend une activité reste un mythe et un mystère jusqu’à un certain degré. C’est le cas par exemple des militants de gauche. Malheureusement je dois avouer que, là aussi, je n’ai pas de statistiques concernant les prisonniers islamistes. Mais M.B. observe que ses camarades du même bord et lui-même jouissent de la confiance et du respect du public, notamment quand les preuves de la corruption du régime sont manifestes pour les citoyens et que les conditions de vie de ceux-ci deviennent plus dures.

Mais ce mystère est limité à certains cercles et se dissipe facilement. En effet, le prisonnier sort avec un important « capital symbolique », mais il est fragile et s’use dès son utilisation. Ainsi, le prisonnier usant de son capital pour obtenir des faveurs spéciales, qu’elles soient matérielles ou affectives, contribue à la déperdition de celui-ci. Le prisonnier qui s’attend à ce que les femmes l’aiment ou qui se permet de profiter de son capital symbolique pour séduire les femmes se trompe énormément. De même, celui qui se plaint de ce qu’il a enduré en prison risque de lasser.

Il existe bien en vérité une pulsion dans l’inconscient des anciens prisonniers qui les pousse à réclamer des attentions particulières de la part de leur entourage et à exploiter leur situation. En effet, l’un des aspects de la prison est qu’elle est une sorte d’utérus chaleureux où le prisonnier trouve l’affection et le réconfort de ses proches, si les visites sont autorisées. C’est pourquoi chaque prisonnier, sans exception, a inconsciemment tendance à rester en prison et à profiter des avantages de la vie carcérale, comparable à la vie utérine. Il peut d’ailleurs prendre l’initiative de s’emprisonner dans l’image de l’ex-prisonnier, réclamant plus d’amour, d’attention, de respect pour sa lutte et sa souffrance liée à l’emprisonnement ! Il y a au fond de lui un enfant qui l’empêche de mûrir. Mais l’individu qui se réduit lui-même au statut d’ex-prisonnier échoue en général à se réinsérer dans une nouvelle vie. Il était très courant dans notre milieu d’ex-prisonniers politiques de ressentir de la nostalgie pour ce passé carcéral qui revêt soudain beaucoup d’éclat à mesure qu’il s’éloigne de nous. Cependant, seuls ceux qui n’ont pas été brisés par l’expérience carcérale ressentent cette nostalgie car elle est une manière pour eux de célébrer leur triomphe sur les vicissitudes de la vie carcérale.

Il semble donc étonnant que, malgré cette nostalgie, les Syriens n’aient rien écrit sur la prison, peut-être parce qu’ils ne s’en sont jamais détachés. En effet, pour écrire sur la prison, il ne suffit pas qu’on en sorte, il convient de se libérer totalement de la nostalgie et du mobile qui nous pousse à exploiter cette veine, à l’instar du malade qui profite de sa maladie. Nous n’écrivons pas sur la prison, car elle reste un projet psychologique et moral, voire lucratif. Peut-être la séparation avec l’univers carcéral s’avère-t-elle impossible tant que les prisonniers n’ont pas obtenu des libertés, des droits matériels et moraux qui les aident à tourner la page. Politiquement, cela impliquerait la fin du régime actuel, préservé en prison en tant que réalité, idée et réflexe conditionné.

Enfin, le nombre d’ex-prisonniers qui se sont « libérés des illusions » n’est pas négligeable. Autrement dit, ceux qui regardent leur passé politique négativement, voire avec dédain. D’aucuns en ont même fait une cause nationale, « un message » personnel, et se sont mis à attaquer leurs partis ou l’opposition dans son ensemble, en tentant de rallier à leur position d’autres personnes.

(precedente)

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* Il brano è tratto da: «L’univers des anciens prisonniers politiques en Syrie», Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (dicembre 2006).